Le cimetière du Père-Lachaise, un hyper-lieu ?

Par Azzouz Lyna et Jourdan Adélie
La porte monumentale du boulevard Ménilmontant

L’année 2017 a été marquée par la parution en février du livre de Michel Lussault, les Hyper-lieux. Dans cet ouvrage, le géographe et anthropologue propose une réflexion sur la mondialisation, notamment à travers une approche sociale. Il invente donc la notion d’hyper-lieu, concept fondé en opposition aux analyses qui « voient le monde comme de plus en plus uniforme et indifférencié ». Les hyper-lieux sont des « espaces intenses et divers où s’expriment la créativité et la volonté d’engagement social et politique de ceux qui les occupent ». Ils peuvent être réels ou bien imaginaires, mais spatialisés. La notion d’hyper-lieu se définit grâce aux cinq critères suivants :

 

  • L’intensité d’un espace dense et divers : « Le premier, c’est le regroupement d’activités et surtout l’intensité de ce regroupement. »
  • L’hyper-spatialité : « Les hyper-lieux sont des lieux où les individus assemblés et les choses assemblées sont toujours susceptibles d’être connectés à d’autres via les réseaux mobilitaires et télécommunicationnels »
  • L’hyper-scalarité : « Ces lieux jouent sur toutes les échelles en même temps » (du local au global)
  • Un espace d’expériences partagées
  • Des lieux d’affinités

En quoi peut-on dire que le Père-Lachaise, cimetière le plus visité au monde, répond-t-il aux critères d’un hyper-lieu mondialisé ?

Le cimetière du Père-Lachaise, célèbre chez les vivants comme chez les morts

« C’est une infâme comédie ! C’est encore tout Paris avec ses rues, ses enseignes, ses industries, ses hôtels ; mais vu par le verre dégrossissant de la lorgnette, un Paris microscopique, réduit aux petites dimensions des ombres, des larves, des morts, un genre humain qui n’a plus de grand que sa vanité ».

Balzac.

Que diriez-vous de mener une belle promenade dans les rues de la capitale française, Paris. De vous laisser porter au gré du vent jusqu’au 20e arrondissement, puis vous engouffrer dans la rue du Repos, pour finir par pénétrer dans l’immuable et le plus célèbre des cimetières : le Père-Lachaise. Ouvert depuis le 21 Mai 1804, lieu de pèlerinage incontournable depuis le XIXe siècle, cet endroit funèbre accueille près de trois millions de visiteurs par an. Initialement, cette nécropole fut édifiée pour des raisons hygiéniques et urbanistiques. Promu par Napoléon lui-même, et d’autres hommes importants par la suite, le Père-Lachaise fut conçu comme un lieu esthétique et éducatif qui pourrait s’agrandir en suivant la croissance urbaine de Paris. L’architecte Alexandre Théodore Bronguiart en imagina les plans. On le bâtit sur l’ancien Jardin des origines appartenant à l’ordre riche et puissant des jésuites. En outre, le nom du cimetière, c’est-à-dire « Père-Lachaise », lui fut attribué en hommage à François Aix de la Chaise, membre de l’ordre des jésuites et confesseur de Louis XIV durant de nombreuses années. Ami intime du Roi, il venait se reposer fréquemment dans la splendide demeure autour de laquelle s’étendait ce somptueux parc. Aujourd’hui, le Père-Lachaise renferme et détient un trésor inestimable : du haut de ses quarante quatre hectares, il renferme six mille arbres représentant plus de cinquante espèces différentes. De ce fait, cette biodiversité naturelle et inouïe condensée dans ce petit espace à l’échelle d’une ville fait de ce cimetière un véritable havre de paix débordant de verdure. Pour finir, nous pouvons aussi qualifier cet endroit de « ville endormie ». Elle comporte plus de soixante-dix mille tombes disposées dans quatre-vingt dix sept divisions qui résultent d’agrandissements successifs ; car au départ, il n’y avait qu’un seul secteur, celui que l’on appelle aujourd’hui le secteur romantique (dix-sept hectares).

Le cimetière du Père Lachaise remplit-il tous les critères ?

Est-il un lieu qui présente un regroupement intense d’activités ?

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Le Père-Lachaise est un lieu qui regroupe des activités denses et variées si l’on prend en compte les domaines dans lesquels les nombreuses personnalités enterrées au cimetière se sont illustrées de leur vivant : compositeurs, musiciens, peintres, sculpteurs, écrivains, poètes, dramaturges, journalistes, personnalités de l’Etat, politiciens, hommes de droit ou de justice, médecins, professeurs, scientifiques, philosophes, chanteurs, acteurs, cantatrices, historiens et bien d’autres… toutes les activités possibles et inimaginables sont regroupées en un unique endroit. De plus, les défunts possèdent différentes origines et nationalités. De même, ceux qui viennent se recueillir ou visiter le cimetière sont des gens provenant du monde entier. L’intensité de regroupement est d’autant plus forte lorsqu’on a conscience que le cimetière reçoit plus de trois millions de visites chaque année.

Il faut également savoir que lors de la Commune de Paris (1871), la résistance s’était établie en ce lieu. Tandis que la Commune agonise sur ses dernières barricades, les fédérés improvisent un camp retranché dans le cimetière du Père-Lachaise. De ce fait, il regroupe beaucoup de tombes de communards situées à proximité du mur des Fédérés (voir la carte ci-dessous). Le Père Lachaise est donc un lieu qui présente un regroupement d’activités denses, diverses et intenses.

Carte réalisée par l’atelier de cartographie numérique du lycée Lyautey avec l’application en ligne de cartographie thématique Magrit

 

« Le samedi 27 mai 1871 […] Cent quarante-sept communards faits prisonniers sont fusillés contre le mur est de l’enceinte du cimetière. Dans les heures et les jours qui suivent, les corps de milliers d’autres fédérés tombés lors des combats de rue dans les quartiers environnants sont ensevelis à leurs côtés, dans une fosse commune. En leur mémoire, une section de cette muraille est appelée dès la fin des années 1870 le mur des Fédérés ».

L’histoire par l’image

Peut-il être qualifié d’hyper-spatial ?

Rationnellement, les âmes défuntes n’utilisent pas de moyens de communication. Cependant, ici, nous allons aborder le sujet du numérique et des réseaux. De nos jours, peu importe où nous sommes, nous avons accès à internet et à toute forme de réseau à partir, par exemple, de nos téléphones portables. Les applications à disposition, la «3G/ 4G », les réseaux sociaux, les photos… tout cela nous permet de rester connectés et liés les uns les autres et au reste du monde n’importe où. Les millions de visiteurs qui arpentent chaque année les allées du Père-Lachaise sont ainsi connectés via leur smartphone et prennent des photos géolocalisées des tombes.

Un jeu de données open-data contenant une liste des monuments remarquables et des tombes de personnalités du cimetière du Père-Lachaise est accessible en cliquant sur ce lien.

Cette carte réalisée avec Umaps permet la visualisation de ces données :

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Une application dédiée au Père-Lachaise est aussi disponible sur l’APP Store.

De plus, les systèmes d’information géographique (SIG) s’imposent aujourd’hui comme des outils pour la gestion des espaces funéraires : « l’organisation d’un cimetière ressemble parfois à celle d’une ville, on y trouve des allées et l’espace y est segmenté comme peuvent l’être les quartiers. On y retrouve parfois les mêmes inégalités socio-économiques. Et si les cimetières sont des lieux un peu a part entière des villes, elles sont un lieu de passage incontournable pour ses habitants… » (VeilleCarto 2.0). Cette connexion du cimetière par le numérique offre une large palette de possibilités : tombes géolocalisées avec la date d’attribution, la durée de la concession et une photo de la concession. Maintenant, plus besoin du plan ! C’est également une manière de suivre la régularisation et l’occupation du sol par les acquéreurs.

Le cimetière est donc un lieu hyper-spatial où chacun des individus a la possibilité d’être relié à l’autre.

Peut-on le qualifier d’hyper-scalaire ?

Le Père-Lachaise est un lieu où se mêlent le local et le global. En effet, sont enterrés ici des inconnus comme des célébrités connues dans le monde entier. De plus, que cela soit un personnage local (c’est-dire un parisien), un provincial ou un étranger, toutes les nationalités et métiers y sont représentés. On pourrait presque dire que le « monde entier » se regroupe en cet endroit et que des pans entiers de l’histoire de France se déroulent sous les yeux des visiteurs. Les émissions ou reportages, ou encore les livres comme de lui de Christian Charlet, Le Père-Lachaise : Au cœur du Paris des vivants et des morts donnent enfin à ce cimetière une résonnance nationale voire mondiale. Ce cimetière est donc un lieu qui respecte le critère d’hyper-scalarité.

Est-ce un espace d’expériences partagées ?

Le Père-Lachaise est aussi un lieu insoupçonné de rencontres et de partage. Nous pouvons citer l’exemple du pèlerinage effectué au début du XXe siècle pour honorer la mémoire du compositeur et pianiste Frédéric Chopin. Les tombes de grands hommes de lettres et écrivains tels Zola, Balzac, Apollinaire ou Proust reçoivent également chaque année des milliers de visiteurs qui partagent les mêmes passions liées à leurs lectures. D’autres personnalités telles que Delacroix, Oscar Wilde et Jim Morrison ont droit aussi à un hommage rendu avec beaucoup de ferveur.

Ces expériences sont partagées via les smartphones et les réseaux sociaux comme on peut le constater sur la toile. La tombe de Victor Noir, qui suscite un grand intérêt auprès de la gente féminine, est un autre exemple de cette expérience partagée. Les femmes viennent nombreuses sur sa tombe afin de toucher la funèbre statue du défunt, sculptée sur sa sépulture, car apparemment, se frotter à lui apporterait la fertilité. Elles viennent donc partager leur croyance et leur propre rite. Enfin, la tombe la plus fleurie au cours de l’année n’est autre que celle du père du spiritisme : Allan Kardec. Les adeptes viennent en quantité, comme ceux qui partagent ses valeurs (sachant que les asiatiques viennent de loin et sont les plus nombreux). Tout ceci prouve bien que le Père Lachaise est un lieu d’expériences partagées.

Est-elle un lieu d’affinités ?

« Au cimetière du Père-Lachaise, il y a ceux qui viennent visiter l’un des monuments les plus réputés de la capitale, ceux qui s’y rendent quotidiennement, au rythme des saisons et du temps qui passe, les habitués des lieux qui, chacun à leur manière, lui rendent hommage ». (France Culture). Que cela soit dans le but de faire du tourisme, ou celui d’aller prendre soin des tombes de leur proches, les promeneurs du Père Lachaise sont, au fond, tous là pour la même chose : prier, se recueillir, accomplir son pèlerinage qu’il soit religieux ou non, rendre hommage. C’est ainsi que se créent des affinités entre les visiteurs du cimetière. Cette familiarité qui s’installe avec autrui n’est pas due au hasard. Elle s’articule autour de la perte d’un proche, d’une personnalité ou de monuments cultes tels que le mur des Fédérés ou encore le Monument d’Orianenbourg Sachsenhausen dédié à la mémoire des nombreuses personnes martyrisées lors de la Seconde Guerre mondiale dans les camps de concentration et d’extermination. Les visiteurs se rassemblent en masse afin d’honorer les morts comme lors de la Toussaint où plus de 130 000 personnes se regroupent malgré la pluie et le mauvais temps. Ils établissent alors un lieu de rencontres, de partage et d’affinités. Ce cimetière est donc également un lieu d’affinités où petits et grands, résidents et touristes étrangers nouent des liens invisibles à l’œil nu, mais bel et bien réels.

 

En conclusion, nous constatons que le cimetière du Père Lachaise, que nous avons soumis à tous les critères, peut-être appréhendé comme un hyper-lieu ouvert à tous depuis sa création, peu importe la confession religieuse.

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