Contribuer à la formation de l’esprit scientifique

1. Écouter le ciel

J’ai récemment fait l’acquisition d’un dongle USB RTL-SDR – pour Software Defined Radio –  qui implémente de manière logicielle les composants traditionnels d’une radio comme les modulateurs, démodulateurs, filtres, amplificateurs, etc. Outre la classique bande FM, on peut écouter au moins deux fréquences intéressantes.

Le trafic aérien

Tout d’abord les 1090 Mhz utilisés par l’ADS-B (Automatic dependent surveillance-broadcast) des avions. Conçu par la FAA comme un système de surveillance collective pour le contrôle du trafic aérien, ce signal comprend la position des avions et des informations comme l’altitude, la vitesse, l’identification du vol. En fait, chaque avion assure la liaison avec les satellites GPS et renvoie ensuite en VHF les signaux au sol qui les reçoit avec une simple antenne. Qu’on se rassure, l’écoute de ce signal est tout à fait légale et c’est d’ailleurs ainsi que fonctionne le site Flightradar. Avec une antenne dipôle de base on peut capter ce signal jusqu’à 30-50 km, mais la construction DIY d’une antenne colinéaire coaxiale m’a permis d’augmenter le rayon de plusieurs centaines de km. Il est ensuite possible d’envoyer le signal dans un serveur local pour se faire un petit Flightradar personnel.

L’imagerie satellite

La seconde fréquence intéressante est celle des 137 Mhz. C’est effectivement dans cette gamme qu’émettent trois satellites de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA).  Les NOAA 15, 18 et 19 sont des satellites défilants héliosynchrones qui orbitent à environ 1000 km de distance. Comme cette orbite est polaire, ils passent plusieurs fois par jour au-dessus de nos têtes. L’intérêt est qu’ils transmettent en temps réel, ligne à ligne, les données dont ils font l’acquisition et qu’on peut ensuite retranscrire en image. Ce procédé de transmission d’images par télécopie n’est pas nouveau et a été expérimenté dès la fin du XIXe siècle. En fait, ces satellites sont des fax volant ! En théorie une réception correcte requiert plutôt une antenne Turnstile 137 Mhz ou une QFH, que l’on peut acheter ou fabriquer soi-même, mais on peut déjà obtenir des résultats avec une antenne dipôle bien configurée (il faut toutefois que l’antenne soit en extérieur). Ensuite on attend tranquillement le passage de NOAA 15, 18 ou 19 avec Gpredict et un logiciel libre comme GQRX permet d’enregistrer l’émission sonore en format wav. Puis, à l’aide d’un décodeur comme NOAA-Apt on obtient une image sur laquelle apparaissent les contours continentaux et les masses nuageuses (le détail du décodage est intéressant à saisir). On peut ensuite appliquer une couche administrative et des fausses couleurs.

Tout ceci est bien sûr très stimulant, mais en contexte éducatif, que peut-on en faire ? Avant d’aller plus loin, j’aimerais partager une réflexion liée à une lecture récente.

2. Pour un esprit scientifique

“Tout le monde sait repérer que la terre tourne autour du soleil, que la matière est composée d’atomes et que les caractères héréditaires sont transmis par l’ADN, mais très peu de non spécialistes savent comment nous le savons ou […] seraient capables d’utiliser ces affirmations pour en déduire des faits observables. En réalité, presque personne ne connaît le sens véritable de ces énoncés qui réside précisément dans leur capacité à prévoir des phénomènes. Ces notions sont généralement apprises dès le plus jeune âge sans esprit critique et acceptées uniquement sous l’effet de l’autorité de la personne qui les a transmises. […] Ce type de connaissance est aux antipodes de la vraie science et, plus généralement, de la pensée critique. […] “ 

Lucio Russo, Notre culture scientifique, Les belles lettres, 2020

Et c’est ainsi, poursuit L. Russo, que se renforce une forme d’«analphabétisme scientifique» propice, en réaction à un discours autoritaire, à des formes variées et trop nombreuses d’endoctrinement. C’est aussi toute une véritable formation à l’esprit critique et scientifique qui ne se fait pas et compromet la capacité future de nos sociétés à faire émerger des penseurs capables de proposer de nouvelles théories.

Ces idées, sous forme d’avertissement, ne peuvent que retenir notre attention. Malheureusement, l’histoire des sciences, c’est-à-dire la reconstruction du contexte et du parcours d’émergence de la connaissance scientifique, ne fait pas l’objet d’un enseignement disciplinaire spécifique. Cela devrait-il nécessairement échoir aux enseignements de sciences ? En partie bien sûr, mais c’est aussi l’histoire qui doit aussi prendre davantage sa part et aider au questionnement et à la mise en perspective. Prenons un exemple. Le programme de seconde propose au chapitre III trois Points de Passage et d’Ouverture consacrés à :

  • Galilée, symbole de la rupture scientifique du XVIIe siècle.
  • 1712 – Thomas Newcomen met au point une machine à vapeur pour pomper l’eau dans les mines.
  • Émilie du Châtelet, femme de science

Si l’on s’arrête à la proposition qui concerne Newcomen, l’idée d’invention, et donc d’inventeur, risque souvent de glisser vers la notion de génie, posée telle quelle (le mythe de la pomme de Newton reste bien ancré) et donc d’hommes providentiels faisant soudainement, et par à coups, progresser l’humanité. De plus l’enseignant est invité, du fait de la reproduction de la machine dans la plupart des manuels,  à essayer de faire comprendre comment elle fonctionne à grand renfort de mimes, vidéos ou gif animés de qualité parfois médiocre. Mais l’intérêt est-il là ?

Car pour une éducation à l’esprit scientifique, c’est sans doute plutôt le contexte de production de l’invention qui est fondamental, replacé dans une perspective longue, montrant que toute invention est le fruit d’une profonde histoire intellectuelle, non linéaire comme la notion de «progrès» peut le suggérer, mais faite de soubresauts, de percées théoriques, d’expérimentations et de périodes d’oubli.

Au mieux voit-on certains manuels faire un lien entre le cylindre-piston à vapeur de Denis Papin (1690) et la machine de James Watt en 1769. En général rien, sur les travaux de Giovani Battista Della Porta dans son Pneumaticorum libri tres en 1601, de Salomon de Caus premier à mettre au point une machine utilisant la force de la vapeur dont les premiers principes figurent dans Les Raisons des forces mouvantes, avec diverses machines tant utiles que plaisantes, de 1615, d’Edward Somerset qui décrit un Water-commanding engine en 1663, la première machine de pompage de Thomas Savery en 1698 et qui sera en fait l’associé de Newcommen. Et bien sûr sans parler de l’éolipyle de Héron d’Alexandrie et des pompes à piston romaines au Ier siècle après J.C. … 

Nous est-il donc possible de contribuer un peu à cet esprit scientifique ?

3. Quelle exploitation pédagogique ?

La liste précédemment énoncée, qui montre tout un cheminement discontinu de l’Antiquité à Newcommen, pourrait sembler trop complexe ou faire montre d’un souci d’exhaustivité inutile voire pédant. Pourtant, et sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans les détails techniques de chacune de ses composantes, elle montre comment se met en place un savoir technique mais aussi théorique.

Au-delà de cet exemple, le dispositif présenté au début de ce billet peut nous aider à aborder des questions qui vont dans le sens d’une compréhension de la construction du savoir :  comment observe-t-on la terre ? Comment mesure-t-on les variations du climat et en quoi est-ce différent de la météo ? Comment transfère-t-on de l’information ? Comment les objets communiquent-ils ? etc. Je vois donc plusieurs pistes possibles pour exploiter le SDR.

Certes, on pourrait tout aussi bien et instantanément récupérer des images satellites sur des sites dédiés. Mais, et j’en parlais dans un autre billet, il s’agit toujours de re-médier l’enseignement, c’est-à-dire d’entrer dans une démarche qui transforme le consommateur d’information immédiate (donc sans médiation) en un acteur qui reconstruit cette information et lui donne sens. 

3.1 En SNT

Je réorganise ma progression en SNT en commençant par manipuler le SDR, car ”le numérique, pratique éminemment interactive, exige de comprendre en faisant et de faire en comprenant”(Dominique Cardon, Culture numérique, SciencesPo les presses, 2019). Cela doit susciter des interrogations sur le GPS, les ondes, les capteurs, l’algorithmique de l’encodage, comment comprendre les images obtenues et donc quelle base de données utiliser, etc.

Plusieurs chapitres du programme sont concernés : Les données structurées et leur traitement pour la recherche de données pour l’entraînement du modèle I.A. (cf ci-dessous) en introduisant une réflexion sur l’opendata ; Localisation, cartographie et mobilité pour tout ce qui concerne le GPS avec l’ADS-B ; Informatique embarquées et objets connectés ; La photographie numérique pour comprendre la différence entre image numérique codée et photographie analogique.

3.1 Des perspectives en géographie

La NOAA fut mise en place en 1970 au moment de la prise de conscience de la fragilité des écosystèmes. Elle précise sa mission actuelle sur son site :

NOAA’s National Environmental Satellite, Data, and Information Service (NESDIS), provides secure and timely access to global environmental data and information from satellites and other sources to promote and protect the nation’s security, environment, economy, and quality of life.

The National Oceanic and Atmospheric Administration’s (NOAA) mission is to understand and predict changes in climate, weather, oceans, and coasts, to share that knowledge and information with others, and to conserve and manage coastal and marine ecosystems and resources as the Nation’s authoritative environmental intelligence agency.

Ce projet est donc signifiant en lui-même et permet déjà de contextualiser la prise de conscience environnementale. Les images qu’on décode permettent ensuite d’aborder des points cruciaux sur l’environnement et les risques, comme on en trouve dans les programmes de géographie de 5e et de 2nde. Certes, on pourra compléter les images récupérées par des documents proposant une meilleure définition, comme sur le globe proposé sur le site de la NOAA ou le site du projet européen Copernicus, mais les élèves seront alors face à un document non donné comme vérité immédiate, mais comme média d’un accès à l’analyse dont on comprend la genèse.

Ainsi si on prend cette image prise par le satellite Copernicus Sentinel-3 le 17 septembre 2024, et qui montre le feux de forêt au Portugal, on peut aborder la question des risques en définissant tout d’abord très précisément la nature du document. Je ne sais pas si une image APT avec un satellite NOAA pourrait montrer ces fumées, mais c’est à tester. Pour cela, j’envisage un atelier STEAM pour construire une antenne dédiée 137 Mhz afin de produire de meilleurs résultats.

3.2 Mobiliser l’I.A. avec le machine learning

A partir de cette expérience, il est possible d’initier les élèves aux fonctionnement de l’apprentissage automatique (machine learning). On pourra ainsi entraîner la machine à reconnaître types de masses nuageuses, des dépressions, des anticyclones. Les élèves découvrent alors le concept d’apprentissage supervisé et sont mis au défi de trouver des données pour nourrir le modèle. Puis on le confronte aux prises de vues réalisées par les satellites NOOA afin d’analyser la météo en temps réel. On peut même imaginer des groupes d’élèves entraînant chacun leur modèle et confronter ensuite les analyses. Cela s’accompagne, in fine, d’une réflexion sur le fonctionnement de l’outil, son intérêt, ses limites.

3.4 Un zest d’art

Enfin, j’ai quelques idées d’exploitation en art, mais j’y reviendrai plus tard dans l’année.

4. Donner du sens

Le projet étudié ici part d’un investissement frugal et s’appuie sur une technologie robuste et éprouvée. En effet, j’ai jusque-là utilisé un vieux MacBook Air reconditionné avec un Ubuntu et un kit dongle SDR-antenne à moins de 50 € : c’est donc économique, simple et durable.

Ces pistes doivent permettre de solliciter la créativité des élèves par le croisement des champs d’étude et de donner du sens aux apprentissages. C’est une modeste mais plaisante contribution à une mise en perspective des techniques et à la construction d’un esprit scientifique plus créatif.

Visualiser des données démographiques

En octobre 2024 Jean-Benoît Bouron publiait sur Géoconfluences quelques cartes relatives à la population mondiale en 2024 et des projections pour 2050. Merci à Mathieu Merlet de m’avoir rapidement signalé cette publication.

La mention des sources et un fichier projet Khartis, sont une belle invitation à se les approprier pour travailler avec les élèves. En effet, comme toujours avec la cartographie numérique, cela permet tout d’abord d’interroger la notion de donnée et sa fiabilité :

Contrairement à leur nom, ces données ne sont pas un donné, mais un construit. Elles reflètent l’état imparfait de la connaissance de la population de chaque pays, obtenue par des recensements d’inégale qualité et d’inégale efficacité, et par des extrapolations statistiques. Elles sont fiables au niveau des ordres de grandeur plus que dans le détail.

J.-B. Bouron

Ensuite, on peut imaginer de travailler par groupes pour produire en commun un mini Atlas démographique servant de base, par exemple, aux chapitre II et III du programme de la classe de seconde.

Les données proposées par la Banque Mondiale, sont exhaustives et de ce fait lourdes à gérer. Réduire ces fichiers avec des élèves seraient une tâche laborieuse et inutile. Je propose plusieurs fichiers CSV allégés facilement manipulables, notamment avec Magrit sur lequel je travaille le plus (cf les tutoriels) :

On peut ensuite facilement obtenir ce type de résultats :

J’avais également déjà montré en 2019 comment figurer la comparaison de données stock. C’est une démarche qu’on peut reproduire avec un groupe de quelques pays.