L’I.A. pour re-médier l’apprentissage

En semaine de formation des enseignants à l’Institut International de Lancy, j’ai proposé un atelier multidisciplinaire pour montrer tout le potentiel de l’I.A. utilisée comme outil de tutorat dans les apprentissages de l’élève. Les deux problématiques retenues furent de rendre les enseignants capables de scripter eux-même leurs modèles, afin qu’ils répondent parfaitement aux exigences disciplinaires, et ensuite de montrer que l’élève, loin de se trouver dépossédé, peut aussi, dans une démarche créative et réflexive, renforcer ses apprentissages, ses compétences techniques et son esprit critique.

L’émergence des grands modèles de langage (LLM) s’est rapidement accompagnée de la possibilité de scripter leur comportement pour créer des chat-bots thématiques. Cependant, les propositions qui ont pu fleurir sur certains sites, comme de dialoguer avec César par exemple, se sont vite montrées peu efficaces et peu adaptées à nos besoins de pédagogue. De surcroît, elles placent l’élève dans une position de simple récepteur dépossédé du processus de création, n’engageant que trop peu la démarche critique pourtant requise.

La première étape consiste à redonner le pouvoir aux enseignants sur l’outil. Ainsi, dans un premier temps, on leur propose de définir eux-mêmes une interface qui aide l’élève à travailler sa méthodologie, à approfondir savoir et réflexion et à réviser par l’interaction langagière avec un modèle de langage (LLM) en se concentrant sur le contenu et le comportement de l’assistant généré. Chaque enseignant travaille donc tout d’abord à partir d’une carte mentale avec Freeplane, ce qui lui laisse toute latitude pour organiser son projet en bénéficiant de la souplesse que l’outil implique lorsqu’il s’agit de réorganiser la structure globale. Ainsi on se concentre sur le fond et non sur les aspects techniques du création du chat-bot.

Ensuite, on exporte la carte en Markdown, qui est un simple langage de balisage permettant de structurer l’information et de la rendre clairement interprétable. C’est avec la plateforme Hugging Face qu’on définit chaque chat-bot. Chacun a ainsi pu scripter son modèle interactif pour travailler des concepts en philosophie, réviser la méthodologie en histoire-géographie, accompagner la résolution de problèmes en mathématiques, etc.

L’étape suivante consiste en des tests où l’on corrige le script en revenant à la carte mentale pour le rendre plus efficient, tout en variant les modèles proposés afin de trouver celui dont le comportement sera le plus adapté dans l’interaction avec l’élève. A titre personnel, je suis assez satisfait des résultats obtenus avec les LLM de Mistral AI.

Au passage, la mise en évidence qu’il existe différents modèles de langage, avec des efficacités variables, développe des compétences d’utilisation critique et renforce le sentiment de contrôle de l’enseignant. Il peut alors s’approprier l’I.A. qui, loin du fantasme d’un remplacement du personnel éducatif, s’intègre en fait dans la panoplie des outils à disposition des pédagogues.

Dans un deuxième temps, c’est aussi cette approche créative qu’on soumet aux élèves afin d’aiguiser leurs compétences critiques. En perspective en effet, je vois la possibilité, sinon la nécessité pour les élèves de s’approprier cet outil avec leur enseignant, pour à leur tour scripter le modèle de langage. Ainsi par exemple, plutôt que de discuter philosophie avec un Socrate déjà mis à disposition, le travail de mise en œuvre d’un Socrate numérique implique un travail d’appropriation des concepts et, par des tests partagés entre groupes et avec l’enseignant, le renforcement de cette maîtrise par l’apprentissage par l’erreur. Loin de la figure du consommateur qui cherche la satisfaction immédiate tel que bien analysé par Julien Gobin dans L’individu fin de parcours (2024), ce processus redéfinit le temps, le travail collectif et le cheminement qui construit le désir d’apprendre. Face au risque de “délestage cognitif” (U. León-Domínguez, 2024), on rend l’apprenant actif dans la définition d’une stratégie nécessitant mémorisation, analyse, travail collectif. Enfin, il me semble qu’il y a là une piste pour s’engager dans les trois axes de la littératie numériques tels que définis par Marcello Vitali-Rosati (Éloge du bug, 2024) :

  • la conscience de la multiplicité des domaines
  • la recherche de complexité
  • la maîtrise de l’activité

Ainsi, l’I.A. abordée comme outil de tutorat co-construit par l’apprenant, offre des perspectives pour renforcer différenciation et remédiation, mais aussi l’analyse critique et la métacognition. C’est ainsi un moyen de passer d’un objet qui vise à la satisfaction immédiate à un outil qui redonne sens au cheminement problématisé, bref de re-médier le rapport à l’apprentissage.

Open Data et citoyenneté numérique

Ce billet est un résumé de la conférence tenue le 4 mai 2023 à Montréal lors du 11e sommet du numérique en éducation.

Cette présentation s’inscrit dans une réflexion de plusieurs années, initiée avec Mathieu Merlet, enseignant au lycée français de Casablanca, et qui a déjà donnée lieu à des travaux présentés au Festival International de Saint-Dié-des-Vosges. Ces démarches pensées et mises en œuvres à l’Institut International de Lancy ont pour ambition de donner une autre dimension à l’approche disciplinaire afin de construire du sens dans un contexte informationnel largement redéfini par la médiatisation numérique.

Après l’enthousiasme qu’a suscité la démocratisation de l’Internet dans les années 1990, une forme de «cyberpessimisme» lui a succédé, dénonçant certains travers et, aujourd’hui, l’omniprésence souvent jugée menaçante des données et des algorithmes qui les traitent. Pourtant, bien utilisées, ces données permettent à la presse de proposer des visualisations (dataviz) qui font sens. Ce sens est aussi accessible pour les élèves par des visualisations rendues disponibles, comme sur celle de MeteoSuisse, qui permet de mettre en évidence les changements climatiques et donc d’intervenir dans le débat public.

La disponibilité des données s’inscrit dans une perspective historique longue remontant aux révolutions des XVIIe et XVIIIe siècles qui permettent l’émergence d’un État moderne plus démocratique offrant une place à l’opinion publique : en Angleterre, avec le Bill of Rights, aux État-Unis avec la mise en place de la démocratie américaine et en France par la Révolution de 1789. L’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen qui est issue de cette dernière, proclame que « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » En termes modernes, on entre dans une ère de gouvernance transparente, d’abord destinée à lutter contre la corruption. Une définition modernisée a récemment émergé avec notamment la création de lOpen knowledge Foundation en 2004 et la campagne du Guardian en 2006 promouvant l’idée que l’État, qui produit des données payées par l’impôt, doit rendre celles-ci accessibles aux citoyens, média et ONG. En 2008, la conférence de Sebastopol, en Californie, pose les huit principes qui définissent la donnée ouverte : complète, primaire, fraîche, accessible, lisible par les machines, non discriminatoire, ouverte dans son format et sa licence. Dans de nombreux pays on dispose ainsi de plate-formes officielles qui proposent des jeux de données et incitent les citoyens à se les approprier pour proposer des réutilisations monétisables ou non. Ces données concernent des domaines variés comme la santé, les transports, la culture, etc.

Aujourd’hui, trois grands axes supplémentaires témoignent de l’importance des données et de leur exploitation :

  • une mise à disposition accrue dans les pays en développement, car leur usage est perçu comme un levier du développement, notamment pour attirer des investisseurs ;
  • une gestion des espaces urbains par le traitement de la donnée, dans le cadre des villes intelligentes (smart cities). Les villes sont en effet devenues des ensembles complexes aux multiples capteurs (caméras, stations météo, smartphones,….), mais l’usage des données qui en sont issues n’est jamais neutre comme en témoignent les tensions entre différents modèles : contrôle social en Chine, capitalisation aux États-Unis, respect des données privées à Montréal ou en Europe de l’Ouest ;
  • la pertinence du Renseignement d’Origine Source Ouverts (ROSO ou OSINT en anglais) consistant à trouver, croiser et traiter des données librement accessibles. C’est souvent en période de guerre que cette démarche se révèle pertinente.

En contexte éducatif le traitement et la constitution des données par les élèves eux-mêmes permet de travailler une chaîne de valeur cognitive, exprimée par le modèle DIKW (Data – Information – Knowledge – Wisdom) :

  • Trouver les données, les créer, requiert de travailler des compétences de recherche, de lecture, de manipulation d’outils informatiques ;
  • Les mettre en forme corresponde, étymologiquement, à créer de l’in-formation, c’est-à-dire produire du sens avec déjà en perspective l’usage qui en sera fait. La donnée, rappelle Antoine Courmont, est toujours le produit d’un dispositif socio-technique et ne préexiste pas à sa conception ;
  • Utiliser cette information c’est produire de la connaissance ;
  • Et ainsi, au terme du cheminement, on renforce des compétences telles que la créativité, la résolution de problèmes, le travail collaboratif et la pensée critique.

Le domaine de la cartographie numérique se prête pertinemment au traitement de l’information, notamment via des outils de visualisation en ligne assez simples à prendre en main (Magrit, Khartis). Chercher à créer une carte, c’est d’abord s’interroger. Quelles données, quel producteur, quelle fiabilité ? C’est un questionnement fondamental pour des élèves peu ou mal confrontés aux sources, et dans un temps de surexposition médiatique volatile. On peut alors mettre en évidence le crédit à donner aux administrations, aux États et aux organisations internationales (ONU, Banque mondiale, FMI,…). 

Dans une autre activité, on peut rendre un groupe classe créateur par l’exploitation collaborative d’un article Wikipédia afin de produire un jeu de données complet et exploitable qui permettra de renforcer l’engament dans l’analyse d’une information qu’on a mise en forme. Cette démarche implique à la fois un travail collaboratif, mais aussi coopératif puisque de petits groupes doivent, a priori, définir les modalités du jeu de données (format, descripteurs,…).

Enfin, un travail avec le projet Missing Migrants, de l’Organisation Internationale des Migrations, qui vise à documenter les morts et disparus sur les routes migratoires depuis 2014, permet d’aller plus loin dans la réflexion sur la valeur citoyenne de la donnée et de son traitement. Le référentiel du Conseil de l’Europe sur La citoyenneté démocratique et engagée, met notamment en valeur la question des droits de l’homme, l’analyse et la réflexion critique, l’empathie, la coopération, l’esprit civique et la connaissance critique du monde. En faisant travailler les élèves sur différents espaces pour faire émerger une compréhension multiscalaire des enjeux migratoires, on aborde une question sensible, mais qui permet aussi de déconstruire des discours médiatiques anxiogènes. Cette (re)construction de l’information et de la connaissance est un remède contre la désinformation et une porte ouverte pour une réflexion et un engagement civique reposant sur des valeurs ainsi raffermies.

Ainsi, les pratiques pédagogiques engagées ont pour ambition de participer activement à la formation de l’esprit critique et engagé, particulièrement face au risque de désinformation. Le traitement des données ouvertes est une opportunité pour renforcer non seulement la littératie mais aussi à la fois l’esprit et les compétences de la citoyenneté numérique.